IV
Paré au combat

Le carré de la Gorgone était bourré à craquer de la muraille aux fenêtres. Situé à la verticale de la grand-chambre du capitaine, il en avait à peu près les dimensions. Les officiers, le patron, les officiers de fusiliers, le chirurgien, l’utilisaient comme salle à manger, et il était bordé de minuscules chambres isolées par des portières de toile.

La lueur rouge du soleil couchant pénétrait par les fenêtres de poupe. Sous les lampes qui se balançaient, tous ceux qui avaient un rang supérieur à celui d’officier marinier se pressaient dans la pièce, sauf si leur devoir les appelait ailleurs.

Bolitho et Dancer se trouvèrent un petit recoin sur bâbord près d’une fenêtre grande ouverte et tâchèrent de voir si l’on n’avait pas prévu un petit rafraîchissement. Apparemment non : lorsque le carré était réquisitionné pour une réunion, il ne poussait pas la grandeur d’âme jusqu’à accueillir dignement les hôtes qu’on lui imposait.

La Gorgone et sa conserve avaient traînassé la plus grande partie de la journée sous voilure réduite. Bolitho et Dancer avaient eu tout le temps de se demander ce qui allait se passer et quel serait leur rôle. Une embarcation avait finalement poussé de la Gorgone pour les ramener à bord et Thorne, l’aide du bosco, leur avait dit d’un air narquois :

— Je pense que je peux m’en occuper jusqu’à ce que ces messieurs soient revenus, monsieur.

Il avait dix ans de marine derrière lui.

Ils attendaient donc là avec les autres aspirants, les yeux fixés sur la portière située près du mât d’artimon dont le tronc traversait le bâtiment jusqu’à la quille. Les officiers ne les voyaient même pas. On se serait cru au théâtre, lorsque les spectateurs attendent de voir l’acteur principal faire son apparition, ou au tribunal avant l’entrée du juge.

Bolitho détaillait des yeux le carré, mais ce n’était pas la première fois qu’il y était admis. Si l’endroit n’arrivait certes pas à la hauteur de la grand-chambre, c’était tout de même un véritable palais, comparé au poste des aspirants et à l’entrepont. Les chambres minuscules n’offraient que l’espace strictement nécessaire, mais leurs portes leur donnaient un petit air d’intimité qui devait être bien agréable. Les participants se tenaient debout entre les fauteuils et les tables, alors qu’au pont inférieur, tout le mobilier était tassé contre la coque où il ruisselait d’humidité.

L’aspirant alla se pencher un instant dans l’encoignure de la fenêtre. Le sommet du safran était teinté de rose et le soleil couchant faisait des millions de petits miroirs à la surface de l’eau, jusqu’à l’horizon. Il fallait faire un effort pour se souvenir du meurtre de cet homme assassiné à bord de la goélette qui naviguait sous leur vent.

Encore deux ans de patience, songeait-il, et lui aussi partagerait à son tour un carré comme celui-ci. Un pas de plus sur l’échelle…

Il entendit une bousculade et Dancer lui souffla :

— Ils arrivent !

Verling entra le premier et tint la portière grande ouverte afin que le capitaine Beves Conway pût pénétrer sans retirer les mains de derrière son dos.

Le capitaine s’avança jusqu’à la table avant de déclarer :

— Ils peuvent s’asseoir, s’ils le désirent.

Bolitho gardait les yeux rivés sur lui, fasciné. Noyé au milieu de ses officiers et de ses aspirants, il parvenait encore à paraître ailleurs. Il portait une veste bleue impeccablement repassée, les parements blancs et les boutons dorés semblaient sortir de chez un tailleur londonien. Le pantalon et les bas étaient tout aussi nets et il avait attaché ses cheveux dans le cou avec un ruban du meilleur goût. La plupart des aspirants gardaient précieusement leurs rubans pour les grandes occasions. Bolitho, par exemple, avait attaché sa longue chevelure noire d’un vulgaire fil de caret.

Verling dit seulement :

— Votre attention ! Le capitaine désire vous entretenir.

Tout le carré retint son souffle. L’on n’entendait plus que le bruit de la mer et du vent ainsi que les craquements irréguliers du safran sous la voûte. La vie est vraiment admirable, songea Bolitho : ils venaient de parcourir quatre mille milles et ils n’avaient pas la moindre idée de leur mission.

— Je vous ai convoqués tous ensemble pour gagner du temps, commença le capitaine. Vous retournerez ensuite dans vos postes et vous direz à vos hommes ce que nous avons à faire, chacun à sa manière. Cela vaut mieux qu’un beau discours du haut de la dunette – il s’éclaircit un peu la gorge en regardant tous ces visages attentifs. Mes ordres consistaient à me rendre sur les côtes occidentales d’Afrique, à y rester en patrouille et à mettre à terre, si nécessaire, un détachement de marins et de fusiliers ; en effet, depuis quelques années, la menace des pirates s’est accrue et de nombreux bâtiments de valeur ont été incendiés ou ont tout bonnement disparu dans ces parages.

Il ne montrait aucune espèce d’émotion, et Bolitho se demanda comment on pouvait se maîtriser à ce point quand on pensait à tous ces milles déjà parcourus, à tous ceux qu’il leur faudrait faire encore, au souci de la santé et de la discipline d’un équipage de rustres, à l’incertitude sur ce qui vous attendait. En fin de compte, exercer un commandement était peut-être moins simple que ce qu’il avait imaginé.

— L’Amirauté a reçu voici quelques mois certains renseignements, reprit Conway, selon lesquels « quelques-uns de ces pirates se sont établis sur les côtes du Sénégal » – ses yeux se posèrent un instant sur les aspirants –, côtes qui sont à trente milles sous notre vent, à ce que me dit Mr. Turnbull.

— A un poil près, commenta le pilote avec un petit sourire satisfait.

— Ainsi soit-il.

Le capitaine redevint sérieux après cette brève parenthèse.

— Ma mission consiste à découvrir leur repaire, et j’ai la ferme intention de les anéantir pour les punir de tous leurs crimes.

Malgré la chaleur qui régnait dans la pièce, un frisson parcourut Bolitho. Il voyait encore les cadavres de pirates qui s’étaient fait prendre et qui se balançaient au bout de leur crochet à Falmouth.

Pince-sans-rire, le capitaine poursuivit :

— Dans leur sagesse, naturellement, Leurs Seigneuries ont choisi d’envoyer un soixante-quatorze pour accomplir la besogne…

Le maître d’équipage et plusieurs officiers parmi les plus anciens eurent un sourire d’approbation.

— … un bâtiment à qui son tirant d’eau interdit d’approcher de la côte et infiniment trop lent pour poursuivre un pirate en haute mer ! Enfin, nous avons maintenant cette goélette que Mr. Tregorren s’est employé à remettre en état pour le service du roi.

Toutes les têtes se tournèrent vers le vigoureux officier dont le nom venait d’être mentionné, et Conway poursuivit :

— Mr. Tregorren m’a fait part de ses observations et de ses hypothèses : pour lui, les agresseurs ont été surpris par l’arrivée inopinée d’un autre bâtiment. Comme ces événements ont apparemment eu lieu hier, il s’agit peut-être de nos perroquets. Compte tenu du vent et du courant et en supposant que les choses se soient produites à peu près à cette heure-ci, la Cité d’Athènes peut très bien avoir été encalminée au coucher du soleil, comme nous le sommes nous-mêmes en ce moment.

Il haussa les épaules, comme las d’avoir tourné et retourné toutes ces réflexions dans sa tête.

— Quoi qu’il en soit, ils ont dévalisé un bâtiment de commerce inoffensif et ont très probablement jeté l’équipage aux requins. S’il y a eu des survivants, ils les ont forcés à les suivre et nous les pendrons ensemble lorsque nous les prendrons, car nous les prendrons !

Verling profita d’un silence pour demander :

— Questions ?

Le major des fusiliers, Dewar, intervint de sa voix bourrue :

— Quelles sont les forces auxquelles nous risquons d’avoir affaire, monsieur ?

Le capitaine le regarda plusieurs secondes avant de répondre.

— Devant la côte existe un îlot, découvert voici quatre cents ans et successivement occupé par les Hollandais, les Français et nous-mêmes la plupart du temps. Il est très facile à protéger du rivage dont il est distant d’un mille, et la mer y est infestée de requins – il se tut. Eh bien ?

— Pourquoi parlez-vous de défense à partir de la côte, monsieur ? demanda timidement Hope, le cinquième lieutenant.

Le capitaine Conway esquissa un sourire, chose assez inattendue chez lui.

— Bonne question, Mr. Hope, je vois que quelqu’un m’a écouté.

Il fit semblant de ne remarquer ni Hope, rouge de plaisir, ni le ricanement de Tregorren.

— La raison en est très simple. L’île a toujours servi de point de rassemblement pour les esclaves qui sont expédiés en Amérique – les officiers parurent soudain gênés. C’est sans doute un commerce d’un genre horrible, mais il n’est pas illégal. Les marchands d’esclaves y regroupent leurs victimes et jettent aux requins tous ceux qui ne sont pas du goût de leurs clients. Cette pratique empêche également leurs parents et amis de les sauver d’un autre enfer.

Le major Dewar se tourna vers son adjoint :

— Bon Dieu, on va s’les faire, hein ? Je me fous complètement de l’esclavage, mais je ne peux pas supporter la piraterie !

— Mon père dit toujours qu’esclavage et piraterie ne vont pas l’un sans l’autre, déclara timidement Dancer. Ils se dévorent entre eux ou ils unissent leurs forces contre les autorités lorsqu’ils sont pourchassés.

Le petit Eden était tout excité.

— Attendez donc qu’… qu’ils voient la G… Gorgone pointer son nez – il se frotta les mains. Et vous verrez…

— Silence ! le reprit durement Verling.

Le capitaine parcourut l’assemblée du regard.

— Nous allons remettre en route et nous nous rapprocherons demain de la côte. Les parages sont dangereux et je n’ai aucune envie de laisser ma quille sur un récif. La conserve nous ouvrira la route et les compagnies de débarquement doivent être parées avant l’aube.

Puis, se dirigeant vers la sortie :

— A vous de jouer, monsieur Verling.

Le second attendit que la porte soit refermée.

— Retournez à vos postes.

Puis, s’adressant à l’un des pilotes :

— Monsieur Ivey, vous aurez la responsabilité de la Cité d’Athènes pour la nuit. Prenez immédiatement une embarcation.

Dancer soupira.

— Non seulement Tregorren te pique tes idées, Dick, mais ils nous ont enlevé aussi notre premier commandement – il parvint tout de même à sourire. Cela dit, je me sens davantage en sécurité sur cette bonne vieille baille !

Le visage d’Eden s’épanouit.

— Ça s… sent la bouffe !

Et il se précipita hors du carré comme un cheval qui a flairé l’odeur de l’avoine.

— On ferait aussi bien d’y aller aussi, Dick.

Mais, arrivés dans l’entrepont, ils durent abandonner leur beau projet. Sur ordre de Tregorren.

— Laissez ça ! leur lança-t-il. J’ai du travail pour vous deux. Montez donc dans le hunier d’artimon et vérifiez-moi cette épissure que ces fainéants auraient dû refaire quand nous étions à bord de la prise – puis, les regardant tranquillement : J’espère qu’il ne fait pas trop sombre pour vous, au moins ? Ou c’est peut-être trop dangereux, après tout ?

Dancer ouvrait la bouche pour répondre, mais Bolitho le devança d’un « Bien, monsieur ! ».

Une fois sur le pont et au pied des enfléchures, il confia à son camarade :

— Je me demande si j’ai toujours la même peur de monter tout là-haut.

Ils observèrent un moment le fouillis du gréement, la vergue de perroquet et celle d’au-dessus. Tous les espars étaient encore teintés de rose alors que l’obscurité régnait déjà sur le pont.

— J’y vais sans toi, Dick, fit Dancer. Il ne le saura pas.

Bolitho lui sourit.

— Mais si, il le saura bien, Martyn. Et ça lui ferait bien trop plaisir.

Il ôta sa veste et son chapeau et les fourra sous un râtelier à piques d’abordage.

— Allons-y : au moins, ça nous mettra en appétit !

À l’arrière, près de la roue double, les timoniers surveillaient la flamme vacillante de l’habitacle, tout en manœuvrant lentement les manchons. À les voir aussi solidement campés au sol, les pieds quasi enracinés, on aurait cru qu’ils faisaient partie du navire.

L’officier de quart faisait les cent pas au vent et jetait de temps à autre un regard de l’autre bord pour observer la goélette signalée par la faible lueur de son fanal.

Le capitaine Conway sortit de ses appartements derrière la timonerie, les mains dans le dos, l’allure un peu penchée.

Le chef barreur donna un coup de coude à son compagnon et annonça réglementairement :

— En route, monsieur ! Cap sud-sud-est !

Le capitaine fit l’aperçu d’un simple signe de tête et attendit que l’officier de quart lui laissât la place au vent pour sa promenade nocturne.

On entendait le claquement régulier de ses semelles sur le bois du pont tandis qu’il allait et venait. Il s’interrompit une seule fois pour observer à travers le gréement deux silhouettes grises installées dans la hune d’artimon, comme des oiseaux sur leur perchoir.

Mais il les oublia bientôt et poursuivit ses allers et retours en pensant à la journée du lendemain.

Ce matin-là, le branle-bas fut sonné de bonne heure et tout l’équipage appelé à déjeuner. Le menu du jour était particulièrement copieux : flocons d’avoine et biscuit de mer grillé, le tout arrosé d’un pot de bière.

Cette générosité inhabituelle fit dire à un vieux marin :

— Si on nous remplit ainsi le ventre d’aussi bonne heure, c’est que le capitaine prévoit du grabuge !

Aux premières heures de l’aube, alors que les cuistots noyaient les feux de la cambuse, des coups de sifflet retentirent à l’arrière : « Tout l’équipage à son poste ! L’équipage à son poste, aux postes de combat ! »

Au battement des tambours s’ajoutaient les cris et les insultes des officiers mariniers. L’équipage de la Gorgone entama un exercice de plus, comme il en avait pratiqué à en être fourbu. Chaque homme savait désormais où était sa place lorsque l’on rappelait aux postes de combat, et l’on eût dit qu’il en allait de même pour chacun des apparaux, pour chaque bout, pour chaque drisse.

Ceux qui avaient le plus d’expérience prirent bien soin de se ménager, comme s’ils prévoyaient que cet exercice-là risquait de durer plus longtemps qu’à l’ordinaire. Quant aux autres, le jeune Eden par exemple, ils se précipitèrent à leur poste comme des enfants, sourds aux cris des officiers et aux avertissements de leurs camarades.

Au pont inférieur, Bolitho sentait son cœur battre plus vite que d’habitude. Il apercevait dans la pénombre les matelots qui se faufilaient autour des énormes pièces de trente-deux, il entendait les pieds nus crisser sur le sable répandu à foison par les mousses, sable destiné à empêcher les chutes ou les glissades au cours de l’exercice.

Un peu de lumière filtrait par les descentes, et il avait une vague idée de la scène qui se déroulait là-haut. Les équipes de pièces vérifiaient les apparaux et ôtaient les housses afin de contrôler bragues et anspects. Très loin au-dessus, il entendait le choc étouffé des poulies tandis que l’on tendait au-dessus du pont principal et des canons les filets destinés à protéger les hommes des chutes d’agrès et d’espars. Combien de fois n’avaient-ils pas répété ces gestes pendant leur traversée ? Il devinait la course précipitée en réponse aux ordres du bosco. On ôtait les rideaux de toile, les coffres, les sièges et tout le bric-à-brac qui encombrait d’ordinaire l’entrepont.

La voix de Tregorren résonna dans la pénombre :

— Allez, du nerf, bande d’incapables ! Tout ça est beaucoup trop long !

En plus des matelots, deux officiers étaient chargés des deux bordées de trente-deux dans la batterie basse : Tregorren qui avait la responsabilité d’ensemble, et son second, Mr. Wellesley. Ils étaient assistés de quatre aspirants. Ces derniers étaient répartis par section de pièces et avaient pour tâche de relayer les ordres, de tirer indépendamment, le cas échéant, et enfin de porter les messages sur le gaillard. Bolitho et Dancer se partageaient les pièces de bâbord, tandis qu’Eden et un être assez falot du nom de Pearce en faisaient autant à tribord.

Tregorren se tenait au milieu du pont, adossé au grand mât, les bras croisés et la tête légèrement penchée pour mieux surveiller son domaine. Un peu plus loin, un fusilier était en faction au pied de la descente, pour empêcher les couards de venir se réfugier en bas dans le feu du combat ; le même factionnaire dissuasif veillait à chaque écoutille.

Le sixième lieutenant Wellesley, sabre battant au flanc, parcourut toute la longueur bâbord, s’arrêtant successivement auprès de chaque chef de pièce pour entendre le compte rendu réglementaire : « Parés, monsieur ! »

Tout s’étant enfin calmé, seul s’éleva le bruit habituel des bragues qui craquaient selon le rythme des affûts allant et venant au gré du roulis.

Bolitho pouvait sentir la tension : autour de lui les hommes, et, sous ses pieds, le calme des entrailles de la coque. Il essaya de ne pas trop penser au poste des aspirants, désormais infirmerie offerte au chirurgien et à ses aides. Il imaginait les lampes allumées, les trousses à instruments grandes ouvertes. Bref, la routine, celle-là même qu’ils avaient si souvent mise en place sur ordre du capitaine.

— Alors, monsieur Wellesley, qu’est-ce que vous attendez ? cria Tregorren.

Le sixième lieutenant se précipita vers lui et manqua se prendre les pieds dans un organeau.

— Batterie basse parée au poste de combat, monsieur !

Ils entendirent un coup de sifflet au-dessus d’eux et quelqu’un cria : « Paré au poste de combat, monsieur ! »

Tregorren se mit à jurer comme un charretier :

— Bon sang, ils nous ont encore battus ! – et il ajouta : Monsieur Eden, allez rendre compte là-haut, et vite !

Eden redescendit enfin, le souffle court.

— Le second vous présente ses compliments, monsieur. Le bâtiment a mis douze minutes pour être au poste de combat – il hésitait visiblement à poursuivre. Mais…

— Mais quoi ?

Le jeune garçon ne trouvait pas ses mots.

— Mais c’est nous qui sommes les derniers, monsieur.

Les coups de sifflet n’arrêtaient pas, on entendait les cris incessants des officiers mariniers.

— Ouvrez les sabords !

Bolitho s’avança pour retenir l’armement de l’une des pièces. Il faisait une chaleur étouffante dans les entreponts, mais il savait fort bien que tous les sabords devaient s’ouvrir exactement au même instant, tant à leur niveau qu’au pont du dessus. Pendant que l’on halait sur les palans de mantelets, il sentit un courant d’air frais. Toutes les silhouettes qui s’agitaient autour de lui prirent soudain un visage. Les hommes étaient nus jusqu’à la taille et leur peau luisait dans cette curieuse lumière crépusculaire. Il jeta un coup d’œil derrière lui, et Dancer lui fit un petit signe de la main.

Pendant le quart du matin, la Gorgone avait infléchi sa route et faisait cap est-sud-est ; le vent s’était stabilisé au nord. La coque se balançait doucement et, du bord au vent, les canons de Bolitho étaient à l’abri des embruns. Il apercevait quelques moutons et, au-dessus de la houache, d’étranges poissons sautillaient – on aurait dit des oiseaux. En se penchant le long d’une volée, il aperçut une forme sombre et devina qu’il s’agissait de la Cité d’Athènes. Il essayait d’imaginer ce qui se passait sur le pont : la prise quittait visiblement son poste sous le vent et gagnait pour se placer entre la Gorgone et la terre, que l’on n’apercevait toujours pas.

— Voyez-vous la terre, monsieur ? lui demanda un jeune matelot.

Il avait une bonne bouille et était originaire du Devon.

Pendant les quarts de nuit et au cours des exercices, il avait eu tout le temps de lui raconter sa vie. Sa famille était au service du seigneur de l’endroit, un homme dur qui avait coutume d’abuser des filles de paysans.

Il n’avait pas eu besoin d’en dire plus long ; Bolitho avait facilement deviné la suite de l’histoire : il avait infligé une bonne correction au seigneur avant de s’enfuir et de s’engager sur un bâtiment. Le navire lui importait peu, tout ce qu’il voulait, c’était échapper à son châtiment.

— Je crois que nous sommes tout près, Fairweather, répondit Bolitho. Des oiseaux de mer commencent à se montrer. On dirait qu’ils viennent voir à quoi nous pouvons bien ressembler !

— Silence dans la batterie !

Le coup de gueule de Tregorren semblait destiné indifféremment aux officiers et aux hommes.

Quelqu’un poussa un cri de douleur lorsque la garcette d’un chef canonnier s’abattit sur son dos et l’on entendit Wellesley ordonner d’une voix calme :

— Prenez le nom de cet homme !

Personne ne savait ni de qui il parlait ni à qui l’ordre s’adressait, et Bolitho en déduisit que l’officier essayait seulement de prévenir les remontrances de Tregorren.

Il était étrange de voir à quel point ils étaient comme à l’écart du reste du bâtiment. La lumière colorait peu à peu la mer en noir et jaune, mais on ne voyait toujours pas la ligne d’horizon. Le sabord découpait une sorte de tableau dans la muraille en chêne massif, mais au fur et à mesure que la lumière montait, les longues volées des trente-deux se fondaient dans le paysage. L’entrepont prenait lentement des couleurs. Il distinguait maintenant la peinture rouge sombre qui recouvrait le bordé et une bonne partie du pont. Cette teinte servait à camoufler le sang des morts et des blessés, chacun le savait parfaitement. Bolitho jeta un coup d’œil de l’autre bord. Les sabords grand ouverts y étaient encore dans l’ombre, balafrés par endroits d’une gerbe d’écume ou d’une crête de lame.

Il regarda Tregorren, occupé à parler avec Jehan, le maître canonnier. Jehan portait des pantoufles pour ne pas risquer de faire des étincelles dans sa sainte-barbe bien-aimée. Il disparut dans la descente, toujours gardée par un fusilier. Bolitho se demanda si Dancer était conscient des dangers qu’ils couraient : la plus grosse réserve de poudre du bord se trouvait exactement sous leurs pieds…

Un murmure parcourut le pont lorsque les premiers rayons du soleil apparurent par les sabords.

Bolitho se pencha le long de la volée et regarda l’horizon prendre forme : la terre.

— C’est ça, l’Afrique ? lui demanda Fairweather tout excité.

Le chef de pièce ouvrit une bouche édentée.

— Te fais pas de bile sur ce que c’est, mon gars. Occupe-toi plutôt de la grosse Frida et donne-lui à bouffer, c’est tout ! T’as pas besoin d’en savoir davantage !

Un aspirant arriva du pont. Il cherchait Tregorren.

— Mr. Verling vous présente ses compliments, monsieur.

C’était un certain Knibb, un garçon de la même taille et du même âge qu’Eden, à un petit mois près.

— Que se passe-t-il ? aboya l’officier.

Knibb essayait de s’accoutumer à la pénombre et cherchait ses camarades des yeux.

— La vigie a aperçu deux navires à l’ancre près de la pointe, monsieur.

Il reprit contenance en voyant toutes ces silhouettes dans l’ombre : on le buvait des yeux, avide de savoir ce qui se passait dans ce monde d’en haut.

— Le capitaine a ordonné à la goélette de se porter devant nous en reconnaissance.

Le chef de pièce qui se trouvait près de Bolitho expliqua à ses hommes :

— Je connais sacrement bien ces eaux-là, les gars, y a des récifs et des hauts-fonds partout. Le capitaine a sûrement mis deux gars à sonder entre les bossoirs. On a foutrement intérêt à tâter le terrain.

Mais Bolitho ne les écoutait pas. Il pensait à la goélette abandonnée et à ce cadavre dans la chambre. Si Tregorren était de si méchante humeur, c’était peut-être bien parce qu’il était déçu de ne pas avoir reçu le commandement de la Cité d’Athènes. Au lieu de cela, c’est le troisième lieutenant, placé immédiatement au-dessus de Tregorren, qui avait été gratifié de la charge. Il était secondé par le plus ancien des aspirants, Grenfell. Si les choses se passaient convenablement, voilà qui accélérerait grandement ses chances de devenir officier. Bolitho en était content pour lui mais lui enviait un peu sa liberté. Grenfell avait fait de son mieux pour les accueillir, lui et les nouveaux. À sa place et dans ce genre de situation, bien d’autres se comportaient comme des tyrans.

Deux navires au mouillage, voilà ce qu’avait annoncé Knibb. S’agissait-il de pirates ou de négriers ? Dans tous les cas, ils seraient sacrément surpris en voyant la Gorgone faire irruption dans leur repaire.

On entendit soudain un martèlement de pieds et des grincements de poulies. On brassait les vergues, le bâtiment changeait une nouvelle fois de route.

Il se recula un peu pour aller s’appuyer contre le grand cabestan que l’on utilisait pour hisser les gros espars ou mettre les embarcations dans leurs bers. Tregorren parlait avec Wellesley et l’aspirant Pearce.

Derrière eux, les sabords se découpaient plus nettement, et Bolitho crut un instant que la lumière lui jouait des tours. La terre s’avançait comme pour les accueillir, ce qui était impossible puisqu’il la voyait aussi de l’autre bord. Il se souvint tout à coup de l’île dont le capitaine leur avait parlé. Ce devait être ça, le bâtiment s’était engagé dans le détroit. Les navires au mouillage étaient probablement droit devant et donc invisibles des entreponts.

— Regardez, disait Tregorren, il y a une espèce de fort sur l’île. Il a l’air vieux comme Mathusalem – il rit tout bas. Attendez de voir ces petites négresses. Elles sont plus jolies que des…

Mais il ne termina pas sa phrase.

Bolitho était occupé à observer une espèce de dauphin qui jouait dans les vagues lorsqu’il entendit le bruit lointain d’une explosion suivi d’un concert de cris et de jurons : le boulet venait de toucher l’eau, manquant de peu la coque. Le vieux chef de pièce n’en revenait pas :

— Ces salopards nous tirent dessus, nom de Dieu !

Tout le bâtiment résonnait d’ordres et de sonneries de clairon. Les roues des affûts commencèrent à gronder au pont supérieur dans le grincement des palans.

— Chargez les pièces, et parés à mettre en batterie ! cria quelqu’un. Tribord tirera en premier.

Tregorren restait interdit, les yeux fixés sur les culottes blanches du planton qui disparaissaient dans l’échelle. Il n’arrivait visiblement pas à y croire.

— Chargez partout ! Batterie tribord, parés à tirer ! finit-il par ordonner d’une voix de tonnerre.

Fairweather passa de l’autre bord avec Bolitho. Des ombres s’activaient pour apporter près des canons les charges et les bourres, tandis que les chefs de pièce choisissaient leurs boulets dans les filets. Ils les caressaient, ils en jaugeaient l’arrondi avant de les pousser dans la gueule ouverte.

L’une après l’autre, les équipes annonçaient qu’elles étaient parées. Chacun gardait l’œil rivé sur Tregorren.

— Chargé partout, monsieur !

— En batterie !

Les hommes halèrent aux palans et tirèrent les lourdes pièces vers l’ouverture béante des sabords. Les canons grinçaient et protestaient comme des porcs que l’on mène au marché. À présent, toutes les pièces tribord attendaient, tapies dans l’ombre. On distinguait très bien la vieille forteresse : ses murs mal dégrossis brillaient d’un éclat doré et ses formes se confondaient presque avec le promontoire rocheux sur lequel elle était bâtie.

Bolitho aperçut au-dessus des remparts quelques taches sombres qui ressemblaient à des nuages de moustiques.

Il entendit alors un matelot marmonner entre ses dents :

— Ces salauds se sont mis aux fourneaux ! Il y en a partout !

— Je fais fouetter le premier qui parle, cria Tregorren, qui néanmoins semblait assez inquiet.

Bolitho s’obligea à réfléchir calmement. Son père lui avait raconté maintes et maintes fois les ravages que causaient des boulets chauffés au rouge dans une coque de bois sec, un gréement goudronné et toute la toile qu’il portait.

— Attention tribord ! cria une voix. Site maximum, tirez dans le roulis !

Un officier marinier prit par l’épaule un homme qui sursauta comme s’il avait reçu une balle.

— Mets ton mouchoir sur tes oreilles, mon gars, sinon tu resteras sourd pour le restant de tes jours !

Puis il fit un clin d’œil à Bolitho : l’avertissement s’adressait sans doute à lui, mais les aspirants méritaient tout de même un minimum de respect.

— Paré !

Le bâtiment répondait à la barre et au vent. Chaque chef de pièce attendait près de son affût, les yeux rivés sur le ciel et la forteresse.

— Feu !

 

A rude école
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